Choisir d'etre gay ?

jeudi, mai 25, 2006

1. Choisir d’être gay ?

LE BLOG DE JONATHAN




Une attente lancinante :

Choisit-on d’être gay ? A première vue, non, si j’en juge par mon cas. Depuis mon enfance, bien avant ma puberté, j’ai été attiré affectivement par certains de mes camarades garçons. C’étaient bien plus que des sympathies, de vraies passions amoureuses, celles qui vous rendent affreusement malheureux en l’absence de l’être aimé et qui, en sa présence, vous donnent des sueurs froides et vous rendent les genoux flageolants. Ces amitiés passionnées à un âge si précoce seraient-elles donc le signe que je suis né gay, comme on naît brun ou blond ? Dans ce cas, que cela me plût ou non, je n’aurais eu qu’à m’accepter comme je suis. C’est ce que l’opinion dominante dit aujourd’hui.

A l’adolescence cet attrait affectif s’est inévitablement surchargé d’émotions érotiques. Je rêvais, au sens propre et au sens figuré, de tel ou tel garçon de mon entourage. Mais c’était toujours un ami pour qui je ressentais, non seulement une attirance, mais aussi une vive sympathie. Comme je pressentais qu’il n’avait pas la même inclination affective que moi, il n’était donc pas question pour moi de lui dire les sentiments qu’il m’inspirait. Je nous imaginais néanmoins dans les bras l’un de l’autre, dans une intimité de caresses et de baisers, avec une jouissance procédant de la tendresse plutôt que du plaisir sexuel comme tel. En effet, physiquement, ce n’étaient jamais ses parties sexuelles qui m’attiraient, mais son torse, contre lequel je désirais me serrer, ou son cou, au creux duquel je rêvais de me blottir.

J’aurais pu facilement, à cet âge où les garçons découvrent leur sexualité un peu n’importe comment, trouver des partenaires de jeux sexuels parmi mes camarades. Mais ce n’est pas sans malaise que je voyais certains se livrer entre eux à des parties de plaisir, qui me repoussaient d’autant plus que je n’y devinais aucune affection. Je savais que je ne la trouverais pas sous ces pulsions sexuelles débridées par l’adolescence. Quant à moi, je ne désirais que ceux que j’aimais et je ne pouvais aimer d’amour que ceux pour qui je ressentais une intense amitié de cœur et d’esprit. Cela ne facilitait pas ma situation.

Par la suite, comme jeune adulte, mon dilemme a continué. Je n’ai jamais « flashé » sur un garçon en raison de sa beauté corporelle. Je n’avais pas, à propos de celle-ci, ni type ni canon a priori. Je ne me suis donc jamais retourné dans la rue sur un bel homme. En revanche un regard croisé par hasard pouvait me faire chavirer le cœur. Ce n’était pas la beauté d’un corps, ni même la beauté de ses yeux qui me touchait, mais ce que le regard exprimait du plus secret de la personne. C’était soudain comme si je devinais ce qu’elle avait d’unique et cela m’attirait irrésistiblement et soulevait en moi le besoin impérieux de la rejoindre pour la connaître et, si possible, de l’aimer. Qu’y avait-il dans ces regards pour exercer sur moi une attraction si impérieuse ? J’y percevais toujours comme une mystérieuse blessure laissant entrevoir une enfance inachevée, parfois meurtrie. A chaque fois je plongeais corps et biens dans la béance d’un tel regard. Souvent la voix se joignait à lui. C’était toujours la voix de quelqu’un qui parlait doucement, posément, comme un enfant sage qui murmure son secret à un ami. Ces rencontres étaient aussi précieuses que rares et elles me bouleversaient si profondément que je restais à chaque fois interdit et paralysé devant celui qui m’attirait consciemment ou inconsciemment et qui peut-être même m’attendait. L’une ou l’autre de ces rencontres aura sans doute avorté simplement parce que j’étais tétanisé intérieurement. Qui peut le dire ?

Le fait est qu’une grande solitude de cœur pesait sur moi. C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire, car je ne pouvais exprimer ma détresse intérieure que sous un mode littéraire. Au même moment cependant je découvrais qu’il existait, dans l’anonymat de la grande ville, des lieux où d’autres hommes, esseulés comme moi, se cherchaient comme à tâtons. J’y allais épisodiquement dans l’espoir d’y trouver, sinon l’âme sœur, du moins un cœur aussi désemparé que le mien. Je remarquais cependant à ma grande surprise que les habitués de ces lieux ne se regardaient qu’en se suivant du coin de l’œil, se croisaient de manière furtive en silence, faisant comme s’ils ne se voyaient pas. Dans la pénombre des lieux clos, ils étaient prêts à livrer leur organes sexuels pour les plus invraisemblables gymnastiques, mais ils manifestaient une réticence quasi invincible à donner leur visage et leurs mains, leur regard et leur tendresse. Tout se passait comme si un code non-écrit leur interdisait, au milieu de cet étal de viande humaine, d’entrer dans une relation de personne à personne susceptible de déboucher sur un échange, une amitié, un amour véritable. J’étais d’autant plus dérouté que quelque chose me disait qu’ils étaient néanmoins venus là avec au fond du cœur la même attente que moi. J’étais personnellement incapable de les rejoindre dans leur ébats sexuels, dans lesquels je ne percevais rien de ce qui m’intéressait vraiment : la tendresse de l’amour. Je sortais toujours de ces lieux encore plus seul et plus triste que je n’y étais entré. C’était vraiment, pour emprunter le titre du beau roman de James Baldwin, Un autre pays : le pays de la solitude.

David ou l’amour d’amitié :

L’amour est soudain venu à moi quand j’avais désespéré de lui. Par une fin de journée d’été j’arrivai dans la maison de campagne qui devait être le cadre d’une semaine internationale d’études universitaires. J’étais pourtant venu là avec des pieds de plomb, comme un automate, en titubant intérieurement à la manière d’un boxeur groggy. J’avais une petite vingtaine d’années et je m’étais laissé prendre quelques mois auparavant dans une dépendance affective envers un de mes camarades de faculté. Je croyais être amoureux de lui. Or, il m’avait fait vivre dans l’angoisse par son comportement instinctivement séducteur. Il avait sans doute besoin de l’image valorisante de lui-même que lui renvoyait le miroir de l’étudiant brillant que j’étais. Il m’avait donc fait subir des hauts et des bas capricieux, au gré de son besoin de séduire. Je m’étais libéré de cet asservissement en rompant d’un coup avec lui, mais de cette déception sentimentale j’étais sorti intérieurement en charpie.

Au seuil de la grande maison de campagne qui accueillait notre groupe d’étudiants, l’amour s’est offert soudain à moi sous la forme du regard bleu de David, qui m’a ouvert la porte vers son cœur. Alors l’enfant que je n’ai jamais cessé d’être a rejoint pour toujours l’enfant qu’il portait encore en lui. En un instant, en plongeant mon regard dans le sien et en reposant en lui, j’ai été reconstruit intérieurement dans la paix, pour toujours. J’ai su que j’étais aimé à un niveau de profondeur tel qu’il me révélait à moi-même d’une manière inouïe et me réconciliait avec l’enfant que j’avais été et que j’avais fui jusque là. J’ai cru en cet amour et j’ai eu aussitôt la conviction qu’il nous était donné pour toute notre vie, mais pas seulement pour cette vie mortelle.

Nous ne nous sommes pas quittés pendant cette semaine d’études et le dernier jour, qui était libre, nous sommes partis marcher ensemble toute la journée dans la campagne environnante. Longuement nous nous sommes raconté nos vies respectives, taraudées l’une et l’autre par cette attente lancinante qui désormais était comblée. Notre attirance réciproque, comme nos affinités d’intérêts, de goûts, de tournure d’esprit et de tempérament, n’auraient pas éveillé en nous un tel amour, s’il n’y avait pas eu d’abord cette indéfinissable rencontre de nos enfances, ces enfances que l’un et l’autre nous portions cachées au plus intime de nous.

Les mots n’ont plus suffi pour dire l’amour et la reconnaissance envers l’autre. Dans cette ferme abandonnée où nous avons dû passer la nuit, les gestes sont donc venus spontanément, avec leur lente liturgie, et le temps en a été comme suspendu. C’était la liberté donnée d’accéder à David dans l’intimité de son corps, non pour le plaisir que j’aurais pu en tirer, mais pour le rejoindre au plus intime de lui-même. La liberté de pouvoir lui laisser en toute confiance me toucher au plus intime à travers tout le mien. Corps rencontré dans sa nudité avec un saisissement presque sacré, moins pour sa beauté que pour sa vulnérabilité livrée entre mes mains avec une telle confiance en mon amour et en mon respect. Pouvoir dire à David, mes yeux dans ses yeux, mes mains dans ses mains, que mon plaisir c’était lui-même et pas quelque jouissance que j’aurais pu obtenir de lui pour la déguster en moi. Sentir par vagues le désir de l’autre monter, s’offrir à lui, puis s’apaiser en accueillant sa tendresse, dans un repos de plénitude libre de l’abattement qui suit l’orgasme. Découvrir avec David, sans honte, dans leur humble beauté, ces pauvres gestes que nous avions l’un et l’autre désirés si longtemps en vain depuis notre enfance : se blottir contre la poitrine de l’ami, l’enserrer dans nos bras, l’embrasser à la base de la nuque, sur les paupières ou aux creux de la main, caresser son visage les yeux dans les yeux, sans cesser de se parler tout doucement. Nous ne pensions même pas à « faire l’amour », comme on dit, nous en vivions comme deux enfants. Un cœur qui aime ainsi saura me comprendre.

Le lendemain il a fallu se séparer, car son année universitaire allait reprendre dans sa belle ville lointaine. On s’est promis qu’il reviendrait étudier chez nous dans un an. Pendant cette année de séparation, coupée par deux inoubliables visites, nous nous sommes beaucoup écrit. Tout au long de ces mois de séparation, chaque semaine, sa lettre comme la mienne nous ont dit à l’un et à l’autre que nous ne nous étions pas quittés. Je guettais, sans pouvoir réprimer un petit tressaillement d’inquiétude, la présence dans ma boite aux lettres d’une enveloppe avec le précieux petit timbre lila. Elle n’a jamais manqué. Ces lettres nous ont permis de nous connaître en profondeur et notre amour en est sorti renforcé.

Nous nous sommes retrouvés l’été et nous avons passé quinze jours de vacances au bord de la mer chez mes parents. Pour eux, il était mon meilleur ami, ce qui se trouvait être parfaitement vrai. Il nous ont donc donné une même chambre avec deux lits jumeaux. Nous passions une grande partie de nos journées sur une plage méditerranéenne, dans un contexte de sensualité diffuse. Poussés, non par la tendresse, mais par la curiosité face à l’inconnu et par les pulsions charnelles propres à notre âge, nous avons fait ensemble l’expérience de la sexualité partagée. Celle-ci ne nous était-elle pas promise par la culture et par la mentalité dominantes comme le sommet de la communion entre deux êtres ? Certes nous l’avons vécue selon les modalités de respect et de délicatesse les plus favorables à cet amour d’amitié qui habitait nos cœurs. Et pourtant, nous y avons assez vite découvert que le mécanisme de la recherche de la jouissance entre deux hommes jouait en définitive contre l’amour d’amitié qui nous unissait. Nous avons pressenti qu’en nous servant l’un de l’autre comme partenaires dans la recherche du plaisir sexuel, chacun risquait, par suite du repli sur soi qu’implique inévitablement la jouissance et du dessèchement du cœur qui s’ensuit, de perdre tôt ou tard l’autre comme ami. De fait, la spirale de la recherche toujours plus poussée de la jouissance s’est révélée générer en nous une frustration affective susceptible d’exaspérer la pulsion sexuelle jusqu’à la violence et le sado-masochisme. Cette prise de conscience nous a réveillés d’un coup et c’est dans la joie d’une libération que nous avons choisi, afin de garder l’amour de l’autre, la voie de l’amitié pour y couler notre tendresse. Libérée de la servitude de la sexualité, celle-ci s’est de nouveau épanouie comme avant.

David et moi, deux hommes amoureux qui ne font cependant pas l’amour au sens habituel du terme, étions-nous gays ? La question s’est posée avec acuité quand il a fallu envisager notre avenir. Allions-nous adopter le modèle du couple homosexuel que proposait déjà alors le milieu gay ? Nous n’y inclinions pas. Depuis le début nous nous sommes aimés en tant qu’amis, appréciant l’autre dans sa différence et dans son autonomie de vie (enracinement géographique et culturel, histoire familiale et professionnelle), dans son passé mais aussi bien dans son présent et dans son avenir. Demander à l’autre d’y renoncer, ce n’était pas à nos yeux l’aimer plus, c’était vouloir fondre nos deux vies en une vie conjugale. Les couples gays que nous croisions ne nous faisaient pas envie. Nous les voyions tantôt se surveiller du coin de l’œil quand ils étaient invités, tantôt devenir le double l’un de l’autre par leur allure, ou jouer inconsciemment à Monsieur et Madame. Tout cela nous semblait assez tristement grotesque. Ceux qui ne voulaient pas dépasser leur désir fusionnel explosaient dans des affres pitoyables. Ceux qui tenaient plus longtemps se résignaient aux trahisons réciproques, quand ils ne draguaient pas de conserve dans les lieux de rencontre gays. Non, nous ne voulions pas voir notre amour devenir une telle caricature.

Je voulais, au nom même de mon amour pour lui, laisser David libre de retourner, à la fin de ses études universitaires, vers son pays, pour y donner sa fécondité humaine dans son milieu et dans sa culture. L’éloignement réciproque comportait certes un arrachement douloureux, mais il nous semblait préférable à la dégradation de notre amour dans une vie de couple artificielle puisque privée de la complémentarité conjugale et de la fécondité familiale. Par amour pour son ami chacun de nous acceptait de renoncer à revendiquer un droit quelconque à le retenir pour lui. La dernière année où nous avons vécu dans le même lieu, nous en parlions souvent ensemble. Chacun voulait que l’autre puisse donner son fruit dans la vie qui était la sienne. Ce renoncement à posséder l’autre était à nos yeux la meilleure garantie d’un amour durable, parce qu’assez fort pour aimer l’ami dans la réalité qui le fait différent de nous. Il nous semblait aussi que c’est en assumant, chacun dans sa vie, notre part de solitude que nous pourrions donner à l’autre le meilleur de nous-même et non pas la banalité d’un quotidien sans fécondité familiale.

Il nous a fallu aller jusqu’au bout de cette exigence. Renoncer à posséder l’autre exclusivement, comme un conjoint, implique que l’on soit prêt aussi à accepter qu’il puisse aimer un jour quelqu’un d’autre dans une relation d’amitié semblable. Semblable, mais non identique : si chaque personne est singulière et irremplaçable, chaque amour est unique dans la relation d’amitié originale qui lie deux êtres. Cet acquiescement ne nous apparaissait donc pas comme une résignation à une « infidélité » de l’ami, mais comme un abandon confiant de notre amour entre ses mains. La fidélité que nous voulions nous promettre était la fidélité d’une amitié indéfectible, non celle d’une possession exclusive. C’est ce que nous avons fait. Bien des années ont passé depuis ce choix que nous avons fait à l’aube de notre jeunesse. Nous avons connu depuis lors un amour durable, qui s’approfondit à travers l’épreuve de la distance et même à travers celle de l’amour pour quelques autres amis.

Sommes-nous gays, nous et nos autres amis qui aiment d’amour comme nous ? Nous avons, certes, le même conditionnement affectif que ceux qui se déclarent gays, et en ce sens nous les reconnaissons comme nos frères. C’est un conditionnement homosexuel, en ce sens qu’il nous incline affectivement en priorité vers une personne du même sexe, mais pas en ce sens qu’il nous vouerait nécessairement à avoir de relations sexuelles avec elle. Nous ne voyons donc pas pourquoi nous aurions « à assumer notre homosexualité » au second sens de ce mot qui implique à nos yeux un choix libre portant sur le sens de la vie et le vrai bonheur à long terme. Il nous faut donc reconnaître qu’en effet nous ne sommes pas gays, n’ayant pas voulu le devenir. En effet, nous n’avons pas fait comme eux le choix d’un amour impliquant la possession affective et sexuelle de l’autre et visant à bâtir avec lui une relation exclusive de type plus ou moins conjugal. Notre chemin exige de renoncer à des rêves et des fantasmes fusionnels que nous avons vu souvent très enracinés aujourd’hui chez ceux qui ont notre conditionnement affectif. Il nécessite donc un acte de courage pour braver l’opinion dominante, laquelle prétend s’imposer à la société comme la seule vraie ; mais il s’est révélé être en définitive, pour nous et pour les amis que nous avons rencontrés sur cette même route, un chemin d’amour heureux, paisible et ouvert à d’autres.