Choisir d'etre gay ?

mercredi, juin 21, 2006

3. Perceval ou le repos d’amour dans l’ami

Des années étaient encore passées. Allais-je encore connaître un nouvel amour d’amitié ? Je ne le pensais pas, bien des années après ma rencontre avec Tristan. Les contacts réguliers avec David et les rencontres périodiques avec Tristan ne m’apportaient-ils pas le minimum de présence aimante dont j’avais besoin pour endurer leur éloignement ? Par ailleurs, autour de moi, les hommes de mon âge qui avaient la même inclination affective que moi me semblaient desséchés et comme « bétonnés » dans leur cœur par des années passées à chercher la jouissance dans la vie gay. Je compatissais de tout mon cœur à leur détresse, mais je marchais moi-même sur un chemin trop différent du leur pour pouvoir les aimer d’amour. Quant aux plus jeunes, la superficialité et le narcissisme propre à leur âge et à leur génération m’incitaient à me tenir prudemment éloigné d’eux. J’en croisais pourtant chaque jour, car il ne m’était pas difficile de deviner parmi mes étudiants ceux qui avaient la même béance affective que moi. Mais je flairais aussi combien celle-ci était le plus souvent déjà orientée vers le désir de séduire l’homme mûr pour l’asservir, de manière plus ou moins intéressée, dans une dépendance affective. Ayant donné une fois, à l’aube de ma vie amoureuse, dans ce miroir aux alouettes et ayant couru le risque de me détruire, j’étais bien décidé à ne plus m’y laisser prendre.

Aussi, quand mon regard commença à rencontrer en cours celui de Perceval, qui de son côté cherchait visiblement le mien, voulus-je l’ignorer, refusant de me sentir concerné par lui. Mais à chaque fois son regard était de nouveau là. Celui-ci me dérangeait un peu, mais je fus bientôt obligé de me dire qu’il ne comportait aucun jeu de séduction. Non, son regard était tout doucement posé sur le mien en une attente confiante. J’en fus assez dérouté, tellement cela contrastait avec le comportement des jeunes de sa génération vis à vis d’un homme qu’ils admirent et qui pourrait être leur père. Je l’observais pendant les pauses entre les cours. Autant avec ses camarades il faisait preuve d’une légèreté et d’une désinvolture trop affichées pour ne pas être affectées, autant en tête-à-tête avec moi il était serein et direct. C’était comme s’il ne se protégeait pas par apport à moi. Il ne me cherchait pas non plus de manière provocante, à la différence de ces jeunes qui veulent ainsi accrocher leur professeur. Il m’observait avec son attention soutenue d’enfant sage. En même temps il m’ouvrait son regard, me permettant de descendre très profond dans la béance de son cœur. J’y lisais une immense soif de tendresse jointe à une vraie innocence. De longs mois passèrent dans cette attention réciproque.

A la fin de l’année académique Perceval demanda à me rencontrer personnellement. Nous parlâmes cours, puis il en vint à me confier son besoin d’amitié masculine. C’était dit sans sous-entendu appuyé me concernant. Je lui indiquai un autre étudiant, ami de cœur de Tristan, en lui disant que celui-ci serait sans aucun doute capable de lui offrir une relation affective à la fois intense et équilibrée. A ce moment il eut un sourire un peu rêveur, comme si je ne comprenais pas. Puis, il se décida et me demanda sereinement de pouvoir continuer à me rencontrer personnellement à l’avenir. Surpris, je posais mes yeux dans les siens et je sentis sa paisible détermination. Alors je décidai de lui donner ma confiance, celle qui seule mesure la profondeur de l’amour, et j’acquiesçai à sa requête : nous pourrions nous rencontrer personnellement en dehors du cadre académique. Il sourit, comme il devait désormais le faire avec moi, à la fois avec les yeux et avec la bouche.

J’ai tout lu dans le regard de Perceval, ce regard à la fois doux et déterminé, avec cette pointe de tendresse malicieuse qui brille souvent au fond de ses yeux noisette. Un regard d’enfant sérieux et responsable, celui aussi d’un homme adulte qui porte en lui une enfance encore vivante. C’est si rare ! Comment n’aurais-je pas été conquis par ce que je devinais dans ce regard qui se reposait désormais paisiblement et longuement dans le mien ? C’était souvent le cas pendant mes cours et néanmoins ni l’un ni l’autre nous n’en étions troublés. A ces occasions nos regards ne se sont jamais ni cherchés, ni fuis, ils se rencontraient souvent dans une présence sereine comme le repos qu’apporte la certitude. Il n’en allait pas de même, hélas, dans les conversations de groupe pendant les intercours. Là, sous les yeux des autres étudiants, Perceval était moins à l’aise, passant d’une légèreté trop désinvolte pour ne pas sonner comme un peu artificielle à un isolement quelque peu maussade. Quant à moi, tout en parlant distraitement avec les autres, je me retranchais dans une rêverie intérieure où je le rejoignais hors de ce cadre convenu où il m’était dorénavant insupportable d’avoir à le croiser.

Je n’en souffrais pas, car j’ai su depuis le début qu’il en allait de même pour Perceval. Et pourtant tout cela avait l’air fou. Lui, un étudiant dans sa vingtaine finissante, et moi, son professeur, d’un âge qui fait de moi un vieux pour sa génération. Mais justement Perceval n’est pas de sa génération. Il ne vit pas pour autant dans un rêve rétro de manière passéiste. Non, il est simplement lui-même, seulement et exclusivement lui-même, avec une telle force tranquille que je ne puis voir en lui un jeune. Il ne partage pas les angoisses et les incertitudes qui poussent tant de jeunes à s’identifier à leur génération à travers ses modes et ses tics. En moi il a osé aimer lucidement, sans l’ombre d’un jeu de séduction, même pas un prof d’âge moyen encore attrayant, mais un homme entrant dans l’automne de sa vie, automne dont Perceval a fait d’ailleurs un flamboyant été indien. Il m’a aimé, certes, comme un aîné et un père, mais aussi comme un égal, un frère et un ami. Je revois encore le bonheur tout neuf de Perceval dans ce restaurant chinois où nous dînions ensemble pour la première fois. Il me regardait en souriant avec les yeux, comme lui seul sait le faire, et il ponctuait notre conversation d’un « Je suis heureux ! », à la fois grave et enfantin. Cette acceptation reconnaissante du bonheur me toucha par son humble simplicité. C’est vrai que nous étions heureux comme deux gosses et que nous n’avions pas honte de nous le dire.

Je lui donne à son tour la parole, dans la lettre où il déclarait pour la première fois cet amour d’amitié dont nous avions parlé, dès notre première rencontre en tête-à-tête, sans trop oser nous dire que c’était nous deux qu’il concernait en premier chef. Car nous avons eu longtemps des délicatesses et des timidités qui nous retenaient de parler de nous, parce que chacun était sûr de l’autre au fond de lui-même, mais aussi parce qu’il avait peur de blesser par maladresse le cœur de l’ami qu’il savait vulnérable. Voilà ce qu’il m’écrivit quelque temps après, alors qu’il me vouvoyait encore : « Déjà, depuis le début de l'année, depuis notre premier cours, j'étais captivé. Votre regard pénétrant et bienveillant, votre voix emprunte d'une douceur inimitable, vos propos sages et votre présence attentive m'ont conquis. Dans vos yeux, d'abord, j'ai tout vu et tout compris. Et puis nous nous sommes connus. D'abord par le biais d'une conversation téléphonique, suivie peu de temps après par une rencontre, chez vous. Déjà c'était vous que je "voulais". Mais pas le "vouloir" captateur et oppresseur que nous connaissons malheureusement trop bien, mais le "vouloir" d'amitié, d'amour d'amitié, qui fait que deux êtres sont faits pour se rencontrer et tisser des liens d'une autre dimension, d'une autre qualité dans un don total, mêlé de confiance réciproque et de respect mutuel. Par bonheur et par grâce, cette rencontre a eu lieu et elle dure. Mon cœur est plein de reconnaissance pour ce don qui m'est fait et dont, en toute honnêteté, je me sens toujours indigne, malgré les réponses affectueuses et sincères, je le sais, que vous avez déjà apportées à mes réflexions. Je vous aime, cher père-frère et tendre ami. Je ne veux que votre bonheur. Votre joie. Votre paix ».

Cette joie, cette paix, ce bonheur, il les a par la suite scellés à jamais en moi quand il m’a donné ses mains, quand il est venu dans mes bras, naturel et serein comme toujours, pour reposer longuement sa tête au creux de mon épaule. Depuis lors, ce sont de nouveau les gestes de tendresse, inaugurés jadis avec David, que j’ai retrouvés pour lui, ou plutôt que nous avons redécouverts ensemble, car ce n’est jamais pareil. Avec Perceval pas de tension, ni même de tentation par rapport à la jouissance : chacun de nous est si offert dans sa présence à l’autre que son désir trouve aussitôt son accomplissement dans l’aimé, sans songer à le chercher en lui-même. J’ai toujours ressenti le désir du plaisir sexuel comme provenant du besoin d’être rassuré affectivement face au départ de l’autre. Par quel miracle Perceval et moi avons-nous su nous livrer si pleinement l’un à l’autre que l’angoisse de la séparation en a été toujours exorcisée, alors que nous savons depuis le début de notre amour que ces jours où nous vivons dans la même ville sont comptés ?

Me revient à la mémoire un verset de Hölderlin : Mais je ne m’en vais pas, quand je m’en vais. Comment Perceval et moi avons-nous découvert ensemble que désormais tout départ nous est promesse ? Dans le mythe arthurien, Perceval est le chevalier qui soigne enfin le Roi Pêcheur, le Roi Méhaigné de la Terre Gâte , de sa blessure jusque là inguérissable en partageant avec lui le secret de la Présence, symbolisé par le Graal. Perceval et moi, nous aussi, sommes entrés l’un par l’autre, l’un dans l’autre, dans le repos d’une présence qui ne cesse pas, même dans la séparation, car elle est elle-même fondée sur la Présence qui ne connaît pas de déclin. Voilà ce qu’expriment chacune des paroles, chacun des gestes échangés entre nous et, plus que tout, ces moments d’éternité où notre regard plonge dans le regard de l’aimé et se repose en lui qu’il trouve pleinement présent dans l’amour, parce que pleinement donné à l’Amour, celui qui ne passera jamais.

jeudi, juin 08, 2006

2.Tristan ou la passion d’amitié

Bien des années étaient passées. David et moi nous ne nous revoyions que de manière irrégulière, en fonction des maigres disponibilités que nous laissaient à la fois la distance géographique et la surcharge de nos emplois du temps respectifs. A quelques rares moments bénis notre travail respectif nous amenait à nous retrouver dans un même lieu pour collaborer pendant un temps. Entre deux rencontres, nous nous écrivions et nous nous parlions au téléphone. D’entendre l’inflexion de sa voix je me sentais revivre, car au quotidien il me manquait cruellement. Et pourtant j’étais heureux de le savoir à sa place et d’entendre dire par d’autres combien il était apprécié, aimé. L’acceptation de laisser l’autre à sa vie était irrévocable, mais j’avais à la renouveler chaque jour. Or, en redonnant David, j’avais l’impression que se creusait progressivement en moi un espace nouveau. C’était comme une nouvelle attente, non pas en dehors de David, mais dans le cœur façonné et habité par son amour. C’était, je devais le comprendre peu à peu, l’aspiration à la fécondité de notre amour lui-même.

Là où j’habitais des amis, qui avaient la même inclination affective que nous, s’étaient joints à moi en un groupe fraternel qui explorait ensemble le chemin ardu mais si beau de l’amour d’amitié. Je m’y retrouvais, un peu par l’âge mais surtout par l’expérience, en position d’aîné, comme un premier de cordée. Cette position m’imposait une réserve affective vis à vis de ces garçons pour le plupart plus jeunes que moi. J’étais par rapport à eux dans une situation délicate : trop jeune pour être leur père, mais trop vieux pour être leur frère : une sorte de jeune oncle, en quelque sorte. Alimenté justement par ma responsabilité d’aîné, un besoin croissant de paternité se faisait néanmoins jour en moi. Je ne me doutais pas qu’il allait renouveler tout mon équilibre affectif construit sur l’amour d’amitié avec David.

C’est un des jeunes amis du groupe qui me présenta un jour Tristan, un des camarades de sa résidence d’étudiants. Il me dit qu’il allait quitter définitivement la ville et que Tristan en était malheureux, parce qu’il s’était attaché à lui comme à un frère aîné. Il me demanda si je pouvais désormais m’occuper de lui. Je rencontrai donc Tristan. Ce garçon me sembla plus jeune qu’il n’était, comme s’il était tout juste sorti de l’enfance. Mais, à l’opposé de l’adolescent qui joue à l’éphèbe séducteur, il m’apparut vulnérable comme un oiseau tombé du nid. C’était pourtant déjà un musicien, doublé d’un littéraire. Il avait le tempérament passionné et hypersensible des artistes. En homéopathe de Café du Commerce, je le diagnostiquai comme Phosphorus : « s’enflamme et se consume ». Je ne me doutais pas que son feu allait vite me gagner moi-même.

Il me parla de son enfance douloureuse en raison de parents divorcés. Mais il était très timide, ce qui le rendait secret. Aussi ne me révéla-t-il la profondeur de sa blessure que d’une manière soudaine et aussi inattendue pour l’un que pour l’autre. Il était parti passer quelques jours chez un ami d’enfance et je fus surpris de recevoir un coup de téléphone de chez celui-ci. Au bout du fil Tristan semblait bouleversé. Quand je lui demandai ce qui n’allait pas, il me dit en retenant des sanglots à grande peine : « J’ai sous mes yeux l’affection du père de mon ami pour son fils et je me dis que je n’aurai jamais un père pour m’aimer comme lui ». C’était de toute évidence un cri vers moi et je le reçus comme tel. Un philosophe contemporain a écrit que l’homme s’éveille au sens de la responsabilité en entendant pleurer son petit enfant. Le cri de Tristan éveilla brutalement dans mes entrailles cet amour paternel qui grandissait en moi de manière latente. Emu aux larmes à mon tour, je lui lançai presque comme un reproche : « Mais, Tristan, moi je t’aime ! ». Il y eut un silence, puis il reprit la conversation d’une voix apaisée, comme s’il avait obtenu ce qu’il avait besoin d’entendre. On convint de se revoir très vite à son retour.

Quand je le retrouvai, j’eus l’impression qu’il avait déjà un peu grandi. Je commençais à deviner la force qui se cachait sous la vulnérabilité de Tristan. Elle lui avait donné de tenir bon dans son enfance, puis de réussir ses études ; maintenant elle le faisait se redresser et me faire face dans l’amour. Pour m’aimer, il allait devoir se mesurer à moi et cela ne lui faisait pas peur. Il lui faudrait se battre pour rester lui-même face à celui qui, en l’aimant, lui donnait la vie comme un père. Notre amour serait toujours ce corps à corps où chacun doit rester lui-même pour aimer l’autre en vérité. Etant lui aussi l’aîné dans sa famille et portant comme moi un sens redoutable de sa responsabilité, son amitié avec moi allait être un cocktail fort de tendresse passionnée et d’exigence de vérité. Les deux intellectuels que nous sommes ne se passeraient rien dans ce domaine, mais notre amour se nourrirait de cet affrontement lui-même.

Je retrouvai avec lui les gestes de la tendresse découverts avec David. Je ne pouvais d’ailleurs les lui donner qu’en lui parlant de lui, pour qu’il comprenne que je l’aimais avec le cœur que celui-ci avait façonné et qu’il habitait à jamais. Tristan l’accepta sans l’ombre d’une jalousie. Son sens très fort de l’autonomie le préservait de toute dépendance affective au cœur même d’une amitié passionnée. Car Tristan portait bien son nom : comme le héros de la légende arthurienne il avait bu le philtre de la passion. Assoiffé de tendresse tout autant que moi, jamais lassé d’en donner et d’en recevoir, il passait avec moi des heures d’intimité que ni l’un ni l’autre nous ne voulions voir finir. L’angoisse de la séparation, même momentanée, déclenchait en lui un besoin sexuel dont je connaissais moi-même la tentation : celui de vouloir garder l’aimé attaché à soi par la fusion de la jouissance. J’avais beau lui murmurer à l’oreille que nous ne nous éloignerions jamais par le cœur, ce que la vie a confirmé, et que le plaisir sexuel ne nous unirait pas plus que la tendresse, bien au contraire, le philtre de la passion s’imposait à lui et, à travers lui, m’entraînait moi-même. Nos rencontres auront toujours été aussi des combats corps à corps entre la tendresse et la passion, où celle-ci a eu parfois le dessus. Tout en le regrettant, je ne pouvais pas néanmoins en vouloir à Tristan, tellement je sentais que c’était plus fort que lui. Mais quel bonheur a été le nôtre chaque fois que j’ai pu l’apaiser dans la tendresse et l’amener à s’abandonner et à se reposer en moi ! Quelle douceur d’enfant j’ai senti alors sourdre de son cœur blessé !

Des années ont encore passé. J’ai vu avec une immense joie Tristan prendre sa stature d’homme et notre amour est devenu plus fort du fait de cette égalité entre nous. La vie nous a éloignés dans l’espace, mais jamais par le cœur, comme je le lui avais promis à l’aube de notre amitié. Il a aussi aimé d’autres amis, en des amitiés profondes et durables. Ce fut pour moi une joie renouvelée de me dire que je lui avais fait découvrir cet amour d’amitié et je les ai aimés spontanément à mon tour comme des frères de Tristan. Il nous est donné de nous retrouver de temps en temps et je le redécouvre toujours aussi vulnérable que fort. Néanmoins mon cœur se serre parfois d’angoisse paternelle, en constatant l’empire que garde en lui la passion, par la crainte de la puissance mortifère du feu consumant que le philtre a fait couler dans les veines de Tristan. Ne risque-t-il pas de lui faire croire, pour le meilleur et pour le pire, que c’est l’intensité de la passion qui donne sa profondeur à l’amour, alors que c’est l’abandon confiant ?