jeudi, juin 08, 2006

2.Tristan ou la passion d’amitié

Bien des années étaient passées. David et moi nous ne nous revoyions que de manière irrégulière, en fonction des maigres disponibilités que nous laissaient à la fois la distance géographique et la surcharge de nos emplois du temps respectifs. A quelques rares moments bénis notre travail respectif nous amenait à nous retrouver dans un même lieu pour collaborer pendant un temps. Entre deux rencontres, nous nous écrivions et nous nous parlions au téléphone. D’entendre l’inflexion de sa voix je me sentais revivre, car au quotidien il me manquait cruellement. Et pourtant j’étais heureux de le savoir à sa place et d’entendre dire par d’autres combien il était apprécié, aimé. L’acceptation de laisser l’autre à sa vie était irrévocable, mais j’avais à la renouveler chaque jour. Or, en redonnant David, j’avais l’impression que se creusait progressivement en moi un espace nouveau. C’était comme une nouvelle attente, non pas en dehors de David, mais dans le cœur façonné et habité par son amour. C’était, je devais le comprendre peu à peu, l’aspiration à la fécondité de notre amour lui-même.

Là où j’habitais des amis, qui avaient la même inclination affective que nous, s’étaient joints à moi en un groupe fraternel qui explorait ensemble le chemin ardu mais si beau de l’amour d’amitié. Je m’y retrouvais, un peu par l’âge mais surtout par l’expérience, en position d’aîné, comme un premier de cordée. Cette position m’imposait une réserve affective vis à vis de ces garçons pour le plupart plus jeunes que moi. J’étais par rapport à eux dans une situation délicate : trop jeune pour être leur père, mais trop vieux pour être leur frère : une sorte de jeune oncle, en quelque sorte. Alimenté justement par ma responsabilité d’aîné, un besoin croissant de paternité se faisait néanmoins jour en moi. Je ne me doutais pas qu’il allait renouveler tout mon équilibre affectif construit sur l’amour d’amitié avec David.

C’est un des jeunes amis du groupe qui me présenta un jour Tristan, un des camarades de sa résidence d’étudiants. Il me dit qu’il allait quitter définitivement la ville et que Tristan en était malheureux, parce qu’il s’était attaché à lui comme à un frère aîné. Il me demanda si je pouvais désormais m’occuper de lui. Je rencontrai donc Tristan. Ce garçon me sembla plus jeune qu’il n’était, comme s’il était tout juste sorti de l’enfance. Mais, à l’opposé de l’adolescent qui joue à l’éphèbe séducteur, il m’apparut vulnérable comme un oiseau tombé du nid. C’était pourtant déjà un musicien, doublé d’un littéraire. Il avait le tempérament passionné et hypersensible des artistes. En homéopathe de Café du Commerce, je le diagnostiquai comme Phosphorus : « s’enflamme et se consume ». Je ne me doutais pas que son feu allait vite me gagner moi-même.

Il me parla de son enfance douloureuse en raison de parents divorcés. Mais il était très timide, ce qui le rendait secret. Aussi ne me révéla-t-il la profondeur de sa blessure que d’une manière soudaine et aussi inattendue pour l’un que pour l’autre. Il était parti passer quelques jours chez un ami d’enfance et je fus surpris de recevoir un coup de téléphone de chez celui-ci. Au bout du fil Tristan semblait bouleversé. Quand je lui demandai ce qui n’allait pas, il me dit en retenant des sanglots à grande peine : « J’ai sous mes yeux l’affection du père de mon ami pour son fils et je me dis que je n’aurai jamais un père pour m’aimer comme lui ». C’était de toute évidence un cri vers moi et je le reçus comme tel. Un philosophe contemporain a écrit que l’homme s’éveille au sens de la responsabilité en entendant pleurer son petit enfant. Le cri de Tristan éveilla brutalement dans mes entrailles cet amour paternel qui grandissait en moi de manière latente. Emu aux larmes à mon tour, je lui lançai presque comme un reproche : « Mais, Tristan, moi je t’aime ! ». Il y eut un silence, puis il reprit la conversation d’une voix apaisée, comme s’il avait obtenu ce qu’il avait besoin d’entendre. On convint de se revoir très vite à son retour.

Quand je le retrouvai, j’eus l’impression qu’il avait déjà un peu grandi. Je commençais à deviner la force qui se cachait sous la vulnérabilité de Tristan. Elle lui avait donné de tenir bon dans son enfance, puis de réussir ses études ; maintenant elle le faisait se redresser et me faire face dans l’amour. Pour m’aimer, il allait devoir se mesurer à moi et cela ne lui faisait pas peur. Il lui faudrait se battre pour rester lui-même face à celui qui, en l’aimant, lui donnait la vie comme un père. Notre amour serait toujours ce corps à corps où chacun doit rester lui-même pour aimer l’autre en vérité. Etant lui aussi l’aîné dans sa famille et portant comme moi un sens redoutable de sa responsabilité, son amitié avec moi allait être un cocktail fort de tendresse passionnée et d’exigence de vérité. Les deux intellectuels que nous sommes ne se passeraient rien dans ce domaine, mais notre amour se nourrirait de cet affrontement lui-même.

Je retrouvai avec lui les gestes de la tendresse découverts avec David. Je ne pouvais d’ailleurs les lui donner qu’en lui parlant de lui, pour qu’il comprenne que je l’aimais avec le cœur que celui-ci avait façonné et qu’il habitait à jamais. Tristan l’accepta sans l’ombre d’une jalousie. Son sens très fort de l’autonomie le préservait de toute dépendance affective au cœur même d’une amitié passionnée. Car Tristan portait bien son nom : comme le héros de la légende arthurienne il avait bu le philtre de la passion. Assoiffé de tendresse tout autant que moi, jamais lassé d’en donner et d’en recevoir, il passait avec moi des heures d’intimité que ni l’un ni l’autre nous ne voulions voir finir. L’angoisse de la séparation, même momentanée, déclenchait en lui un besoin sexuel dont je connaissais moi-même la tentation : celui de vouloir garder l’aimé attaché à soi par la fusion de la jouissance. J’avais beau lui murmurer à l’oreille que nous ne nous éloignerions jamais par le cœur, ce que la vie a confirmé, et que le plaisir sexuel ne nous unirait pas plus que la tendresse, bien au contraire, le philtre de la passion s’imposait à lui et, à travers lui, m’entraînait moi-même. Nos rencontres auront toujours été aussi des combats corps à corps entre la tendresse et la passion, où celle-ci a eu parfois le dessus. Tout en le regrettant, je ne pouvais pas néanmoins en vouloir à Tristan, tellement je sentais que c’était plus fort que lui. Mais quel bonheur a été le nôtre chaque fois que j’ai pu l’apaiser dans la tendresse et l’amener à s’abandonner et à se reposer en moi ! Quelle douceur d’enfant j’ai senti alors sourdre de son cœur blessé !

Des années ont encore passé. J’ai vu avec une immense joie Tristan prendre sa stature d’homme et notre amour est devenu plus fort du fait de cette égalité entre nous. La vie nous a éloignés dans l’espace, mais jamais par le cœur, comme je le lui avais promis à l’aube de notre amitié. Il a aussi aimé d’autres amis, en des amitiés profondes et durables. Ce fut pour moi une joie renouvelée de me dire que je lui avais fait découvrir cet amour d’amitié et je les ai aimés spontanément à mon tour comme des frères de Tristan. Il nous est donné de nous retrouver de temps en temps et je le redécouvre toujours aussi vulnérable que fort. Néanmoins mon cœur se serre parfois d’angoisse paternelle, en constatant l’empire que garde en lui la passion, par la crainte de la puissance mortifère du feu consumant que le philtre a fait couler dans les veines de Tristan. Ne risque-t-il pas de lui faire croire, pour le meilleur et pour le pire, que c’est l’intensité de la passion qui donne sa profondeur à l’amour, alors que c’est l’abandon confiant ?